137.
— Natacha Andersen !
Le top model assure sa position menaçante.
— Natacha… Tchernienko. Andersen, c’est le nom de mon premier mari.
Isidore la salue.
— Et voilà Circé, la plus belle et la plus dangereuse des magiciennes, déclame-t-il. C’est l’épreuve qui manquait, après les sirènes.
— Circé, l’enchanteresse qui transforme de sa baguette magique les hommes en pourceaux ? questionne Lucrèce.
La jeune femme leur fait signe de s’asseoir sur les tabourets du bureau.
— Vous ne pouvez pas savoir ce qu’est la vie de top model. Dans ce milieu, le parcours classique c’est, au début, les amphétamines pour rester éveillée malgré le jet lag et éviter d’avoir faim pour ne pas grossir. Elles sont fournies directement par l’agence. Puis on passe à l’ecstasy pour profiter davantage de l’effet de décompression des fêtes, ensuite vient la cocaïne pour avoir l’œil plus brillant, puis c’est le LSD pour s’évader hors de soi et oublier que nous sommes traitées comme du bétail de foire agricole. Enfin c’est l’héroïne pour oublier qu’on est vivante.
Finalement ma petite taille m’a évité bien des soucis, pense Lucrèce.
Natacha tourne autour d’Isidore, jouant avec le pistolet.
— Beaucoup d’entre nous étaient camées durant les défilés. Ça nous donne un côté « actrice », à ce qu’il paraît. Tragédienne ? Ouais, nous étions dans une tragédie que les gens devaient percevoir. Cela faisait partie du spectacle. Entraînée par un ami photographe qui était aussi mon dealer, je me suis mise à en absorber de plus en plus. C’était une spirale sans fin. Je n’avais plus de goût à rien d’autre. Vous ne pouvez pas savoir comme c’est efficace, l’héroïne. On n’a plus envie de manger, plus envie de dormir, plus envie de sexe. On ne respecte plus les autres. On ment. On ne se respecte plus soi-même. On se ment. Je ne respectais plus ma mère. Je ne respectais plus personne. Je ne respectais que mon photographe dealer d’héroïne. Il avait déjà tout eu de moi, mon argent, mon corps, ma santé, et je lui aurais donné ma vie pour quelques secondes d’hallucinations supplémentaires.
Isidore porte la main à sa poche.
Natacha frémit mais il la rassure en lui tendant un sachet de réglisse.
— J’ai fait sept tentatives de suicide. Après la dernière, ma mère a voulu me sauver. Elle le voulait à tout prix. Elle savait qu’il n’était plus possible de me raisonner, de me menacer ou de me faire confiance. Je mentais. Je me dégoûtais. Je ne respectais rien. Elle, elle m’aimait. Ce qu’elle a fait pour moi est la preuve ultime de son amour.
— Je n’avais rien à perdre. Même si l’opération échouait, je préférais la voir démente, ou morte.
— Elle m’a opérée.
Le docteur Tchernienko se met à trembler un peu plus.
— C’est là que se trouve l’enfer. Dans nos têtes. Pas de désir, pas de souffrance. Pas de désir, pas de souffrance ! répète-t-elle à la façon d’un slogan politique.
Isidore paraît extrêmement intéressé.
— Pas de souffrance, pas de vie. Le propre de tout être vivant n’est-il pas d’être capable de souffrir ? Même une plante souffre, souligne-t-il.
La jeune femme se serre contre sa mère et lui embrasse la joue. De sa main libre, elle saisit l’une des siennes.
— L’opération
a été une totale réussite. Natacha est revenue dans le monde des
vivants. Du coup, cela s’est su et le gouvernement russe m’a
encouragée à monter mon service. Pour le pays, c’était tout un
symbole. Nous avions réussi là où l’Occident piétinait. De quel
droit, pour quelle bonne raison ne doit-on pas sauver les
héroïnomanes ? Il n’y en a aucune. Ni le devoir par rapport à
la parole donnée. Ni l’interdiction de toucher au
cerveau.
Natacha fixe toujours sans ciller les deux journalistes.
— Fincher a découvert mes recherches, continue le docteur Tchernienko. Il est venu me voir, il était le premier à comprendre que j’intervenais sur le centre du plaisir découvert par James Olds. Il m’a demandé de l’opérer. Mais lui ne désirait pas se faire enlever le centre du plaisir, il voulait au contraire le stimuler.
— Fincher et vous ce n’est donc pas un hasard, dit Lucrèce.
— L’opération de maman a marché, poursuit Natacha, mais non sans effets secondaires. M’avoir opéré du centre du plaisir a supprimé l’envie de drogue, mais par ailleurs je n’avais plus envie de rien. A la douleur du manque d’héroïne a succédé un manque d’émotions.
— J’ai tenu à ce qu’ils se rencontrent. Ils étaient des deux côtés de la balance. Fincher avait en excès ce que Natacha avait en manque. Lui seul pouvait la comprendre, dit le docteur Tchernienko en tremblant de plus en plus.
— Et je l’ai tué…, énonce Natacha.
— Vous ne l’avez pas tué, assure Isidore.
Le top model hausse les épaules.
— Fincher s’était fixé pour mission de me faire jouir. Ce soir-là, il était particulièrement motivé. La victoire attire la victoire. Nous nous sommes étreints.
— … et il est mort.
— Vous lui avez implanté l’émetteur dans la tête, disiez-vous. Qui envoyait le stimulus ?
Un ordinateur, posé non loin d’eux sur une table, s’allume, et un mot s’inscrit sur l’écran :
« Moi. »
Et en dessous :
« Venez me voir. »